Mon pote du lycée David, Jean Yves Dolbeault (1948-1966)

S’il avait vécu au-delà de sa dix-huitième année, il n’est pas certain que près d’un demi-siècle après notre dernière rencontre, je lui aurais consacré un billet en forme d’hommage. Tant d’autres amitiés lycéennes se sont évanouies à l’épreuve du temps, sans d’ailleurs que quiconque y soit pour quelque chose et n’y trouve à redire. La vie sépare tout simplement. Si Jean-Yves n’avait pas fait une chute mortelle dans les Alpes autrichiennes en cette fin d’été 1966, il aurait probablement suivi son chemin sans jamais plus croiser le mien. Et aujourd’hui, il peuplerait mes souvenirs d’ado, comme beaucoup d’amis d’enfance ou d’adolescence que je n’ai jamais revus, ou épisodiquement. Et souvent, sans l’empressement espéré de notre jeunesse, tant nos histoires respectives ont divergé depuis l’époque de nos « humanités ».

Que serait-il devenu s’il avait vécu et accompli sa vie d’homme? Lorsqu’il nous arrivait d’évoquer l’avenir au milieu des années soixante, Jean Yves disait qu’il se verrait bien médecin, à défaut d’être marin comme son grand-père. « Matelot » c’est l’aventure au quotidien, mais « on est toujours loin des siens ». Et lorsqu’on est amoureux comme il l’était dans ces années 1965-1966, c’était inconcevable! Médecin, en outre c’est un peu de tradition bourgeoise angevine dans une ville qui possède de très longue date une faculté de médecine. Magistrat aussi dans ce chef-lieu de l’Anjou, où siègent une cour d’appel et un tribunal d’instance…Jean Yves n’évoquait pas, comme plusieurs autres de notre classe, cette vocation-là !

Mais la mort annihile toute projection dans l’avenir de ceux qu’elle fauche injustement dans leur âge tendre. Elle fige ce que la vie d’ordinaire transforme continuement et à petites touches, laissant intacts les regrets et les remords. Jean Yves a disparu et, durant longtemps, il est sorti de mon imaginaire comme oublié pour occulter l’insupportable. Et voilà qu’il surgit du passé, tel qu’en lui-même, au milieu de vieux papiers retrouvés. Je revois le jeune homme séduisant et brillant qu’il fut et qui fut mon pote de lycée au milieu de années soixante à « David d’Angers ».

Je retrouve au milieu de mes notes de cette époque et de mes annotations, un lycéen élégant et rieur, qui habitait avec sa mère, son frère et sa petite sœur au quatrième étage sans ascenseur d’un immeuble « haussmannien » situé à l’angle de la Place du Ralliement et de la rue Claveau à Angers. Plus précisément, un immeuble « Belle Epoque » , qualificatif mieux adapté s’agissant d’Angers! Je l’enviais du spectacle permanent que lui offrait l’agitation de la place ainsi que le théâtre municipal, observés du balcon en fer forgé qui ceinturait le petit appartement de sa mère ! L’image qui s’impose à moi, aujourd’hui après des décennies de silence, est celle, complexe et envoutante d’une sorte de mirliflore un peu dilettante qu’il affectait d’être avec une certaine préciosité, indissociablement liée à celle du jeune homme viril et sportif. Lequel composait une posture qui heureusement laissait transparaître sous des abords parfois bravaches, l’être sensible et romantique qui correspondait sans doute à sa nature profonde. C’est donc ce jeune homme en devenir aux multiples facettes que je retrouve au hasard des anecdotes que j’avais pieusement consignées par écrit après sa mort.

Sans l’avoir jamais su vraiment, j’ai toujours imaginé que sa chute fatale en montagne s’était produite dans les Hohe Tauern, non loin de la Carinthie où précisément, au cours de ce funeste été 1966, j’étais employé à la plonge dans la pension Örnster du petit village de Rottendorf, non loin de Feldkirchen in Kärnten. J’ai appris plus tard, que quelques jours avant le drame, de retour vers la France après deux mois d’absence, j’étais passé « en stop » à proximité du camp de vacances où il se trouvait. On nous avait dit qu’en voulant épater ses compagnons, il avait tenté de franchir seul et sans corde de rappel, un passage rocheux délicat, qui cependant n’était pas insurmontable ! Qu’il avait glissé, trébuché et qu’il s’était tué dans sa chute, sans – peut-être – avoir pris conscience de sa fin !

Je venais juste de rejoindre Angers lorsque j’ai appris sa mort par un ami commun, Jean-Louis G., qui, ironie cruelle, avait reçu un courrier de lui, daté de la veille de son décès ! Pendant de longues heures, je parcourus, incrédule, la ville en Solex, songeant à mon copain désarticulé et démembré. Revisitant les lieux où nous avions si souvent refait le monde et festoyé, du café de la Mairie à la place du Ralliement, de la place du lycée au jardin du Mail, de la rue d’Alsace au café Le Pélican …Pauvres lieux désormais sans âme en cette triste fin d’été…

Sa dépouille fut rapatriée d’Autriche dans les jours qui ont suivi. Et son cercueil installé dans une chapelle de la cathédrale Saint Maurice, fut veillé alternativement par ses copains et par ses deux familles, paternelles et maternelles, recomposées… décomposées. La messe de requiem fut célébrée par l’aumônier du lycée, l’abbé Uzureau, celui-là même qui, quelques années auparavant nous « sermonnait » vertement lorsque nous nous enivrions les soirs de passion christique au château de la Harnière près de Baugé ou, que nous jouions les imbéciles en lisant les litanies du samedi saint, à la veillée pascale de l’église Saint-Denis de Pontigné. Quelles épopées, ces camps « liturgiques » de la semaine pascale où la tradition rabelaisienne de jeunes en goguette l’emportait sans complexe sur les rites catholiques et romains, au cours d’agapes mémorables et de beuveries pantagruéliques et avinées, que le mécréant François Villon n’aurait pas renié. Dans ces circonstances, Jean Yves n’était pas le dernier des boute-en-train ! Moi non plus du reste et nous étions complices !

Il fut inhumé dans le cimetière de l’Ouest à Angers. La couronne de fleurs artificielles des copains du lycée, bravant les intempéries et les brûlures polymérisantes du soleil, resta au moins un an sur sa sépulture. Une fois seulement – en 1967, sûrement – je suis revenu sur sa tombe. En compagnie d’un ami de ce temps-là, Norbert G. Sans but bien défini autre que de s’assurer à la lecture de son nom qu’il était bien là ! Nous étions là devant lui, sans voix, sans pleurs et sans souvenirs même, comme si on s’attendait à y retrouver « on ne sait quoi » qu’on n’y retrouve pas, … et sans pouvoir le nommer. Sans tristesse face à l’incompréhensible. En ayant juste à l’esprit la réminiscence de cet après-midi pluvieux de septembre 1966 où notre copain fut happé ici par la glaise. Enterré après que chacun eut piteusement jeté sur le cercueil déjà partiellement enfoui, quelques gouttes d’eau sacrée puisée dans un bénitier d’argent. Au loin, de l’autre côté de la Maine, les flèches de la cathédrale éclairées dans le couchant nous rappelaient que nous devions vivre ! Plus jamais jusqu’à aujourd’hui, je n’ai franchi le Styx sur le pont de la Basse Chaîne !

Au petit matin du vendredi 10 novembre 1989, lorsque les médias du monde entier nous apprirent que le « Mur de Berlin » était tombé dans la nuit sous les coups de boutoir des manifestants et que le lendemain je vis à la télévision les jeunesses est-allemande et ouest-allemande réunies, danser sur les premiers débris tandis que Rostropovitch jouait du violoncelle pour encourager les démolisseurs, mes pensées franchissant allègrement les décennies allèrent vers Jean-Yves.

C’est en effet ici, à quelques mètres de l’endroit où se trouvait le musicien, à Check Point Charlie qu’en juillet 1965, j’ai franchi avec lui ce fameux mur de la honte, découvrant pour la première fois Berlin-Est et ce qu’on appelait le « socialisme réel » ! Durant ces quelques heures où nous y résidèrent, c’est la tristesse des berlinois qui nous frappa, confortée par le morne spectacle des rues silencieuses et quasi-désertes, seulement éclairées par des panneaux de propagande et des immeubles encore éventrés depuis 1945. Nous étions d’autant plus impressionnés que nous n’étions évidemment pas préparés à l’irréalité du spectacle lamentable du no man’s land qu’il fallait franchir avant le passage, avec ses chevaux de frise, ses barbelés, ses immeubles aux fenêtres murées, avec ici ou là réparties le long du mur des échafauds de bois et de fer à partir desquels les berlinois de l’ouest venaient saluer de loin leurs familles emprisonnées à l’est ! Le contraste était en outre à dessein saisissant avec les zones contrôlées par les alliés américains, anglais et français, où la société d’abondance et de consommation étalait bruyamment ses richesses et affichait une apparente et exubérante joie de vivre ! Peut-être trop ! Je me souviens du désappointement de Jean-Yves lorsque, face à une jolie berlinoise de l’est, qu’il voulait photographier, il se vit opposer un refus catégorique et dédaigneux au prétexte qu’elle ne souhaitait pas que son visage soit regardé par des « capitalistes » (sic) !

Dans les années 2000, je suis retourné à Check Point Charlie, devenu lieu de pèlerinage. Seul un bout de mur subsiste. Des milliers de petits bouts de béton conditionnés dans du plastique sont vendus aux touristes du monde entier et témoignent, à la portée de toutes les bourses, de la tragédie qui s’est nouée en ces lieux devenus historiques. J’ai pensé que Jean Yves aurait aimé acheter ici à un vendeur à la sauvette, une casquette d’officier de la marine soviétique… en souvenir de son grand-père!

C’est ensemble aussi et avec quelques autres, qu’au cours de ce même été 1965, nous chantâmes en français des couplets paillards et antinazis à la Hofbräuhaus am Platzl de Munich, une chope d’un litre de bière à la main.

Mais un autre Jean-Yves, plus secret cohabitait avec le jeune homme extraverti de la brasserie munichoise…L’ami fidèle notamment, qui fit de lui le responsable de classe, incontesté et élu à la quasi-unanimité lors de la rentrée 1965-1966 … en première !

Au-delà du leader, il y avait enfin le jeune homme timide qui doutait parfois de lui …Ainsi, celui qui traversait, rêveur, le boulevard Foch venant de la rue d’Alsace en direction du lycée David d’Angers en cette matinée de juin 1965.

Toute la fureur du monde n’aurait pas été en mesure de le détourner de ses pensées moroses; il était soucieux, car la fin de l’année scolaire approchant, il savait que ses performances scolaires ne seraient sans doute pas à la hauteur des espérances de « ses vieux » comme il disait dans un mélange de révolte bravache et de profonde affection filiale ! Affection fraternelle aussi, surdéveloppée à l’égard de sa petite sœur, qu’il aimait –disait-il – conduire « à la République », l’école maternelle de son quartier de centre-ville.

Jean-Yves n’avait pas franchement « décroché » de ses études au cours de ce printemps 65. Simplement, il avait mis sa scolarité entre parenthèses depuis quelques mois, ne prenant que tardivement conscience de la fin si proche de l’année scolaire. Même en mettant les bouchées doubles, il savait qu’il ne parviendrait pas à rattraper la totalité du retard accumulé.  A cet instant, il regrettait d’avoir peut-être un peu trop privilégié son penchant épicurien au café de la Mairie aux versions latines…Et ses trouvailles littéraires  » hors programme scolaire »  comme Boris Vian, qu’il nous faisait partager. C’est Jean Yves qui m’initia à la trompinette du génial pataphysicien et aux « Bâtisseurs d’Empire »…

C’était sans doute un lycéen dissipé, mais à sa décharge, Jean Yves portait beau et avait du succès auprès des filles, avec son imperméable blanc cassé à la Sherlock Holmes et ses pantalons « patte d’éléphant », ainsi que sa démarche chaloupée et sa gouaille « angevine ». Il était en outre d’une intelligence brillante mais souvent désordonnée et possédait un sens subtil de la répartie qui amuse la galerie et déstabilise les professeurs. Et là était précisément son problème par rapport à ses copains acnéiques qui n’avaient d’autres alternatives que de cacher leurs stigmates avec des pommades « miracles » invariablement sans effet, et de se terrer chez eux dans l’attente de la disparition des symptômes disgracieux. Ceux-là pouvaient se consacrer sans réserve aux sujets de dissertation du professeur de français-latin, Jean Pihin (voir mon billet du 24 novembre 2011). Malheureusement, pas lui !

Lui, il aimait déambuler avec ses copains dans les troquets du centre-ville d’Angers ou sur la place du Ralliement, exerçant son charme dévastateur et son talent de séducteur auprès de toutes les jeunes filles croisées dans les parages ! Et de fait, il était convoité et forcément, un peu jalousé, faute d’être imité. C’était, de facto, un maître ! Un « maître », c’est-à-dire « une forte tête » dans l’esprit des éducateurs d’avant mai 1968, surtout qu’il ne reculait jamais devant un bon mot, un calembour, un juron de marin, y compris pendant les cours, juste pour susciter l’hilarité générale de ses camarades…Cette intelligence de situation n’était guère appréciée en ces temps-là, encore moins reconnue et récompensée : elle lui porta préjudice au conseil de classe, présidé par le proviseur David-Cavaz – un brave homme au demeurant !

Mais si Jean Yves était soucieux en ce petit matin de juin 1965, il se réconfortait à la pensée, qu’il n’était pas le seul, à afficher des résultats moyens ! Soudain, sa pensée se figea et dans un mouvement quasi réflexe, il ajusta ses vêtements, prit un air inspiré et se mit à mâchouiller sa pipe. Dans la brume qui enveloppait encore les façades de la rue Célestin Port, il avait reconnu Annie, sa petite amie ! Et le séducteur flamboyant dont il aimait adopter la posture devant ses copains en pérorant sur la place du lycée, face à un auditoire envieux et admiratif, se transformait subitement en adolescent amoureux et transi. Jean Yves n’était plus l’invincible conquérant. Il était le sujet d’Annie. J’ignore si Annie serait devenue la femme de sa vie. Elle fut probablement la seule qu’il aima comme on aime dans l’adolescence. Sans retenue. Elle fut celle qui occupa toutes ses pensées et sûrement les dernières … Il me l’avait confié, un jour qu’il s’ennuyait en cours de géographie …

Enfin, en athlétisme, c’était la vedette de la classe : son temps au kilomètre était de deux minutes quarante-sept, alors que je n’ai jamais su courir la même distance en moins de trois minutes !  A supposer que j’arrive à faire aujourd’hui la distance, il me faudrait dix minutes… Jean Yves,lui,  a gardé son temps, mais ce n’est plus le nôtre : il est hors du temps !

J’oubliais: C’est avec lui, dans un magasin de mode de la rue saint Aubin un soir du 16 mars 1964 que je fis signer un autographe à Sheila! … L’école est bien finie.

Article du blog : https://6bisruedemessine.wordpress.com/2012/12/05/mon-pote-du-lycee-david-jean-yves-dolbeault-1948-1966/jydd/


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